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IA et sentiments dans « Ghost in the Shell – Stand Alone Complex »

Posted by Axel de Velp sur 13 septembre 2011

Attention, ce texte comprend de nombreux spoilers. Il est plus que recommandé d’avoir vu les oeuvres dont il est question avant de le lire, pour ne pas gâcher votre plaisir de spectateur.

Avec la sortie du dernier DVD de Ghost in the Shell – Stand Alone Complex (ou Gits SAC), Beez nous a permis d’achever enfin ce que nous considérons comme l’une des meilleures séries d’animation japonaise de ses cinq dernières années. Adapté de l’œuvre de SHIROW Masamune qu’il n’est plus nécessaire de présenter, produit après le premier film d’OSHII Mamoru et en même temps que le second, Gits SAC s’en démarque premièrement par le choix explicite de ne jamais faire référence dans le récit aux événements des dits films. Quoi de plus normal puisque ces deux films traitent le personnage du Major de manière radicale et excluent toute possibilité de mettre en scène le personnage autrement que de la façon dont OSHII l’a fait.

KAMIYAMA, à la fois comme réalisateur et superviseur des scénarios, s’est littéralement approprié l’œuvre de SHIROW, mais a su également intégrer nombre d’éléments thématiques et stylistiques propre aux films d’OSHII (références qui s’étendent parfois à d’autres œuvres que les deux Gits), ainsi que des références à d’autres piliers de l’animation ou même parfois du cinéma mondial. Pour preuve, l’épisode 3 « Android and I », dont la référence directe à A bout de souffle et à Godard plus largement est, on ne peut plus, explicite (fig. 1).

La richesse thématique et stylistique de la série est telle que certains épisodes pourraient servir à eux seuls de bases pour la rédaction d’un article. Dans les lignes qui suivent, nous n’entendons certainement pas faire le tour de tous les thèmes abordés par Gits SAC, ni de toutes les ambitions stylistiques et/ou de discours sur le cinéma. Nous vous proposons de nous intéresser à l’un des aspects abordés par la série, parmi tant d’autres : la réflexion sur les intelligences artificielles et leur rapport (à l’) humain.

Figure 1. Clin d’œil rapide et discret au cinéaste helvète (ép. 3).

I. De la représentation de l’intelligence artificielle

Dans l’univers de Gits SAC, l’intelligence artificielle revêt 3 représentations possibles, regroupant des formes concrètes, abstraites et des manifestations hybrides de cette IA. Nous allons passer en revue chacune d’entre elles, en gardant à l’esprit que KAMIYAMA n’établit jamais de rapport hiérarchique entre ces différentes formes, à l’exception peut-être des formes concrètes qui sont considérées légèrement un cran en dessous des autres, jusqu’aux épisodes finaux de la série.

Formes concrètes

Nous entendons par formes concrètes d’intelligence artificielle une enveloppe physique, qu’elle soit biomécanique (comme les androïdes féminins de la Section 9) ou strictement mécanique (comme les différents robots mis en scène dans la série). La première manifestation évidente de ces formes concrètes d’intelligence artificielle est bien évidemment les tachikomas. Sorte d’araignées cybernétiques, affublées d’une « cabine » accrochée à leur arrière-train, les tachikomas occupent une place à part dans l’univers de Gits SAC. Dérivés des robots du manga de SHIROW, ils servent de soutien armé musclé aux interventions de la Section 9. Dotés dès le début de la série d’une intelligence artificielle poussée, les tachikomas vont n’avoir de cesse de continuer à la développer. Pour KAMIYAMA, les tachikomas sont avant tout une intelligence artificielle collective, du moins avant le fatidique épisode 15, où l’on apprend que, malgré le partage collectif d’informations dont ils bénéficient, ils ont néanmoins commencé à développer un semblant d’individualité. Non pas de capacité de réflexion (ce qu’ils possédaient déjà), mais de constitution psychique, soit de constitution d’une sorte de forme de Moi. Cette évolution leur coûtera leur place au sein de la Section 9, dès le début de l’épisode 16. La plupart seront démontés afin que leurs pièces soient réutilisées (du moins pouvons-nous le supposer) et seulement trois survivent à cette épreuve : l’un se retrouvera à s’occuper de personnes âgées dans une maison de retraite, l’autre à travailler pour une entreprise de construction de bâtiment, quant au dernier, il sert de cobaye au laboratoire où ils ont été envoyés (fig. 2 et 3).

Figures 2 et 3. Un tachikoma « reconverti » dans un hospice pour vieux

et les 3 derniers survivants tachikomas de la Section 9 (ép. 24 et 25).

KAMIYAMA traite ces personnages d’acier et de boulons comme des sortes d’enfants, à la fois émerveillés par le monde qui les entoure, mais aussi terriblement naïf face aux enjeux philosophiques que l’univers des hommes les force parfois à côtoyer. Conscient de ce que la violence peut engendrer (blessures, mort, etc.), leur vision de ces conséquences diffère considérablement de celle d’un être humain, même cybernétisé (comme il en existe tant dans l’univers de Gits SAC). Pour eux, au départ, la mort (ou plus exactement dans leur cas, la destruction de l’enveloppe mécanique protégeant leur puce d’IA) est l’occasion de retourner au labo se faire « bichonner / réparer / remis à neuf » : une sorte de cure de jouvence. Nous sommes bien loin de l’idée d’anéantissement d’une individualité quelconque (physique ou psychique). De par leur artificialité, ces intelligences non humaines ne peuvent appréhender l’ensemble des émotions du champ émotif humain, du moins au préalable. Si ce traitement se démarque d’un certain nombre habituel de caractérisation des intelligences cybernétiques que l’on voit habituellement dans les films ou les romans (cf. Isaac Asimov, pour ne citer que lui), il s’en rapproche quelques fois : la scène dans l’épisode 15, où les tachikomas posent une question de logique à l’une des « assistantes » cybernétiques de la Section 9 afin de mettre son cerveau artificiel en boucle et se débarrasser ainsi d’elle, se rapproche pour le coup des habituels modes de représentation des IA. L’angle particulier que KAMIYAMA apporte à cette situation provient de son choix de faire piéger un androïde par une autre intelligence artificielle, qu’il pose donc d’emblée comme supérieure dans son développement : constat déclaré ouvertement dans les dialogues par les tachikomas eux-mêmes (fig. 4)

Figure 4. Les tachikomas et l’androïde en pleine discussion : différents niveaux d’IA à l’épreuve (ép. 15).

Ainsi donc, il y aurait des structures hiérarchiques des degrés d’évolution d’intelligence artificielle dans l’univers de Gits SAC. Si les androïdes de la Section 9 semblent être plutôt bas sur l’échelle de cette hiérarchie, il ne faut pas y voir une quelconque forme de discrimination. En effet, parfois dans la série, des personnages humains cybernétisés, que nous pourrions penser au préalable comme se situant au-dessus hiérarchiquement des androïdes, voient leurs cerveaux cybernétisés utilisés par les enquêteurs de la Section 9, comme source de puissance de calcul informatique : la séquence où Ishikawa se connecte aux cerveaux des personnages âgés en train de jouer au Pachinko virtuel afin de pouvoir mener au mieux ses recherches sur le réseau est à ce propos flagrante. Ces structures hiérarchiques ne sont donc pas inscrites dans le marbre et la fin de la série et les exploits des tachikomas (sur lesquels nous reviendrons plus bas) sont également pour le prouver. KAMIYAMA semble ainsi vouloir nous faire comprendre que quelle que soit l’origine d’une intelligence donnée (artificielle, naturelle, naturelle cybernétisée), chacune peut-être le jouet d’une autre et vice et versa sans véritable rôle de prédominance de l’une d’entre elles sur l’ensemble des autres (bien que l’intelligence humaine semble quand même l’emporter la plupart du temps). Mais ce qui nous intéressera plus bas, c’est le parallèle évident entre la particularité qui fait l’intelligence naturelle humaine (l’individualisme) et celle qui, pour Motoko à la fin de la série, fait l’intelligence artificielle des tachikomas : la curiosité (fig. 5).

Figure 5. Un tachikoma particulièrement curieux (ép. 15).

Formes abstraites

Gits SAC met aussi en scène d’autres formes d’intelligence artificielle, essentiellement des formes abstraites ou plutôt éthérées, à la manière du Puppet Master dans le film d’OSHII. Il est possible d’envisager le Rieur comme une forme d’intelligence qui soit progressivement devenue artificielle dans la mesure où elle prend possession du réseau d’informations afin de se protéger et de survivre. Que le rieur soit capable de paraître invisible aux yeux de ceux qui l’entourent alors qu’il est bien filmé par des caméras de surveillance, ou bien que son visage soit constamment caché par son logo, à la fois à la télévision et dans les yeux des gens qui le côtoient dans la rue (fig. 6), le Rieur dévoile ici bien sûr sa capacité de pirate informatique. Mais au-delà de cette lecture première des enjeux de la narration et du récit, KAMIYAMA veut nous faire comprendre que l’IA projeté par ce personnage dans le Net est potentiellement capable d’accomplir sa propre conscience. Il ébauche les idées qui mèneront au Puppet Master.

Figure 6. Le Rieur en pleine action terroriste (ép. 5).

Le tank possédé par l’esprit de son créateur dans l’épisode 2 relève là aussi d’une variante d’une intelligence devenue artificielle et proche d’une forme abstraite. Car même si cet IA est enfermée dans un tank et dépendante de lui pour survivre, il est tout à fait possible d’envisager ce « ghost » devenu IA (de par l’artificialité de sa survie), évoluer dans le Net.

Manifestations hybrides

Sous cette appellation, nous pouvons regrouper tous ceux qui sont humains mais dont le cerveau a été cybernétisé, soit la très grande majorité des êtres humains dans l’univers de Gits SAC. Qu’il s’agisse de Batô, d’Ishikawa, du Major bien évidemment, ou encore des policiers « équipés » d’intercepteurs, la notion d’être humain modifié par l’ajout d’une intelligence artificielle quelconque (qu’elle soit limitée ou importante dans ses capacités) parcourt toute la série. KAMIYAMA nous donne à voir un monde futuriste où l’homme ne se définit plus de par son appartenance au monde du naturel (en opposition aux machines, intelligentes ou pas), mais un monde où l’homme se définit par le fait que l’intelligence qu’il incarne soit associée à une âme, ou « ghost » dans la série. Tout l’enjeu dans la redéfinition d’une IA repose dans sa capacité à développer un « ghost » ou du moins à élaborer une construction psychique qui s’en rapproche. L’hybridation machiniste des êtres humains dans Gits SAC est le pendant logique à une humanisation des machines et la tendance à une uniformisation, non pas au sens péjoratif du terme, des aspirations de chacun : humains et machines intelligentes en contact (ou communication) permanent tendu vers des désirs similaires. La fin de l’épisode 3 est à ce propos éloquente puisque l’androïde de Marshall McLachlan est « programmée » pour répondre par certaines répliques tirées d’A bout de souffle, jusqu’au dernier instant de vie de son « possesseur », moment où elle « saura » rajouter d’elle-même un texte singulièrement original (fig. 7).

Figure 7. L’androïde « Jeri » au moment d’ajouter son texte personnel aux répliques d’A bout de souffle (ép. 3).

II. Réseaux et IA : quel devenir ?

Réseaux ou refuges

Dès lors que les humains et les IA sont en communication incessantes les uns avec les autres et sans véritable discrimination, quels que soient les niveaux hiérarchiques d’intelligence auxquels les uns et les autres appartiennent, les réseaux deviennent des lieux incontournables de l’évolution de ces mêmes rapports et de ces intelligences toutes différentes les unes, les autres. Il est amusant de noter que dans l’univers de Gits SAC, un pirate informatique doué peut, par le biais du même Réseau, se connecter à un ordinateur distant, à un autre cerveau humain cybernétisé ou bien à une intelligence tierce complètement artificielle. Le Réseau est donc perçu comme un second monde, en partie en duplication du premier, mais aussi qui vient se superposer à lui possédant ses propres règles et systèmes de perception (nous pensons ici à la capacité du Rieur à projeter son logo exactement où bon lui semble mais uniquement dans une capacité virtuelle, dans le cas bien évidemment d’une action de type réseau). Mais ce Réseau peut aussi parfois servir de refuge, ou de vitrine transparente. Il est évident que la personnalité du Rieur se cache via le Réseau, alors que par exemple dans l’épisode 22 lorsque Aramaki se rend dans les ruines à la recherche d’informations sur son « frère », il décide de passer en mode « autistique », soit se déconnecter complètement du Réseau (devenir offline en langage informatique) afin de ne pouvoir être surveillé, à l’exception de modes de surveillance traditionnels, comme des caméras de sécurité (fig. 8).

Figure 8. Quand le réseau ne permet plus de surveiller les gens, ils restent les méthodes traditionnelles (ép. 22).

Potentiel de la virtualité

Cette virtualité qui fonde le monde même du Réseau est ce qui rend possible beaucoup de crimes et de forfaits dans l’univers de la série. Bien que souvent face à des questions criminelles dont les fondements se retrouvent dans toute société humaine depuis l’aube des temps (avarice, abus de pouvoir, folie meurtrière, extorsion de fonds, etc.), la Section 9 traite le plus souvent des moyens qui relèvent du virtuel pour des fins somme toutes très banales et de l’ordre du matériel. Il existe cependant des exceptions à cet état de fait et l’affaire du Rieur en est, non pas l’illustration parfaite (celle-ci n’est certainement que l’affaire du Puppet Master dans le film d’OSHII), mais une illustration enrichissante à bien des égards. D’abord parce que le caractère virtuel du Rieur, comme nous l’avons expliqué précédemment, est évident. Ensuite parce que les agissements de celui-ci relèvent eux-aussi du virtuel au sens où finalement son absence d’agir par accès direct aux autres (à l’exception de l’enlèvement au tout début de l’affaire) passe des potentialités du virtuel qu’il exploite à son avantage pour faire prendre forme dans le réel à ses buts véritables. KAMIYAMA défend ici le principe que la virtualité est pleine de potentiel à commencer par celui de n’être précisément parfois qu’un jeu de dupes, comme à la fin de l’épisode 23 où l’on découvre que le Rieur qui discute avec le PDG de Serano n’est qu’un Rieur virtuel, il s’agit en fait du Major « déguisé » (fig. 9).

Figure 9. Rieur virtuel et Major réel : potentialité, vérité et duperie (ép. 23).

III. Humain et IA : un même idéal

Pour conclure, nous pouvons dire que dans Gits SAC, les humains et les IA tendent vers de mêmes idéaux. La série s’évertue tout au long à nous le faire comprendre ou nous le faire accepter, selon comment nous nous plaçons par rapport à ce discours. Les petits épisodes de « la vie des tachikomas » (bonus ayant été conçu pour la vidéo exclusivement) sont là pour illustrer ce propos de manière amusante et didactique. Il est certain que KAMIYAMA, malgré une ambition sérieuse quant à son discours sur l’intelligence artificielle, se démarque d’OSHII dans sa capacité à introduire de l’humour et une certaine forme de légèreté dans son traitement de la question, comme il nous le prouve tout au long de la série avec les tachikomas. La fin de la série permet au réalisateur de déployer avec force conviction sa vision d’une intelligence artificielle parvenue à maturation, capable de sentiments et de réflexion individuelle, d’initiative de sacrifice (fig. 10), mais aussi et surtout d’humour et de naïveté sincère : après tout n’est-ce pas là des traits essentiels de l’humanité telle que nous la chérissons ?

Figure 10. Une larme (d’huile) de tachikoma avant le sacrifice final pour sauver Batô (ép. 25).

Axel de Velp
December 2005 (publié une première fois sur le site www.nautilus-anime.com)
Remerciements à Philippe Christin (Beez).
© 2003-2004 Shirow Masamune – Production I.G/KODANSHA

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